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Interview Lucie Joy par Culture Etc

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Ma toute première interview a eu lieu grâce au hasard, en plein confinement, j’ai eu le plaisir de rencontrer au téléphone Philippe Guihéneuf qui m’a interrogée pour Culture etc.

[Plonger dans l’âme de…] Lucie Joy. Les mots, la joie et la lumière

Une recherche « anodine » sur internet autour du slam et de la chanson… Un nom apparaît. Quelques clics plus tard, un très beau teaser me séduit: On The Run. Une rapide discussion, un coup de fil et nous avons passé plus d’une heure au téléphone. Un échange d’une intensité rare où tout s’enchaîne, rebondit et nous emmène plus loin dans un territoire très personnel, profondément humain… et donc universel. Quelle découverte et quel bonheur de la partager! Mesdames, messieurs, je vous demande de bien vouloir accueillir: Lucie Joy
Lucie Joy en concert avec le groupe Daughters Of No One (2018)

Enchanté Lucie, de te rencontrer par le hasard du net. Tu vas me parler de toi, me raconter pourquoi, aujourd’hui, tu fais tout ce que tu fais. C’est-à-dire à la fois de la chanson, du slam et du théâtre… mais j’oublie peut être quelque chose !

C’est surtout ça en ce moment…

Pas de danse, de dessin, de peinture… par exemple ?

Pas pour le montrer et heureusement ! (rires) Par contre, j’adore regarder.

Tu aimes bien t’immerger dans le monde créatif des autres ?

Non seulement j’aime bien, mais c’est nécessaire.

Victor Doyen et Lucie Joy en concert (2019)

On va prendre les choses au début, s’il te plaît… Là, présentement, tu es à Reims ?

Je suis officiellement basée à Reims : j’y ai vécu les trois dernières années et je fais de la musique en duo avec un rémois. S’il fallait se rattacher à une ville, ce serait donc celle-là, oui… mais en fait, j’en suis partie l’été dernier. J’ai quitté l’Europe pendant 3 mois pour me perdre au Canada, aux US et au Mexique. Quand je suis revenue, j’ai continué l’itinérance, en France. Au moment où on se parle, je suis entre Paris et Amiens. Mais je bouge !

Où es-tu née ?

À Reims. J’y ai vécu jusqu’à mes 6 ans. Après, j’y allais de temps pour voir une partie de la famille, mais j’ai beaucoup bougé, toujours. J’ai vécu à Toulouse, un peu Rennes, un peu Nancy…

Tu es donc clairement une itinérante…

De nature un peu. J’ai toujours envie d’apprendre autre chose, autrement, de déconstruire ce qui semble évident. Ça passe par le mouvement et les rencontres. Mais j’aime bien aussi me poser à un endroit, apprendre à le connaître et cultiver les liens.

Pour avoir une assise, un équilibre ?

Je pense que ça dépend vraiment des gens. J’ai besoin des deux. Ca me tient à cœur surtout pour la solidarité entre artistes. Ce qui me manque le plus actuellement, en n’étant pas à Reims, c’est que quand les artistes indépendants font des concerts, des performances, des spectacles, je ne peux pas aller les voir. J’essaie de les suivre et de les soutenir autrement… mais rien ne vaut la présence. Avant, j’organisais des scènes ouvertes, des jams, c’étaient des espaces d’échanges et de grand lâcher-prise ! (rires) Pour moi, c’est super important et nécessaire. Quand tu te lances dans cette voie, tu vas souvent te sentir seul.e et perdu.e. Ces moments-là, où on se réunit, où on se retrouve, ça donne tout son sens au chemin.

Jam animée par Lucie Joy au Floyd Café, Reims. Photo : Geoffrey Billet

Présentement, de toutes façons, tout le monde est confiné, donc…

Oui, c’est passager. En ce moment j’essaie de me concentrer sur ce que je peux faire, et à pourquoi je le fais. Je compose, j’écris les nouvelles chansons, je prends bien soin des liens avec les gens. Quand ce sera possible, je me remettrai en route.

Et ça sera où? Tu sais déjà?

Je ne pense pas me poser dans une ville tout de suite. J’ai la chance de pouvoir attendre que ce soit évident avant de choisir.

Quel a été ton premier mode d’expression artistique ?

Le plus important, vraiment, et tout de suite, ça a été l’écriture. Vers 4 ans, j’ai commencé à chanter, puis ensuite je me suis mise à présenter des « pestacles » où je mettais ma cousine en scène, après ça a été mon petit frère… On faisait payer les adultes pour y assister ! (rires) C’est trop bête comme histoire, mais voilà : mes grands-parents ne s’entendaient pas du tout, et ma cousine et moi, ça nous affectait… Alors, on avait décidé de les réconcilier. Dans les films, il y a toujours cette scène romantique où les amoureux prennent un repas ensemble et ça crève les yeux qu’ils s’aiment. Alors on s’était dit : pour qu’ils tombent amoureux, il faut qu’ils mangent au restaurant ensemble. Du coup, on avait piqué un catalogue de je ne sais plus quelle enseigne, on avait entouré le champagne, les fleurs, les bougies… on avait calculé combien il nous fallait de francs et on faisait des spectacles en faisant payer les adultes. Tout allait dans une tirelire, réservée à notre projet secret. Et puis, un jour, il a fallu demander à ma grand-mère de passer la commande. Là, elle a explosé de rire, elle a dit : « Vous croyez vraiment que deux coupes de champagne vont nous faire tomber amoureux? » (rires)

Finalement, ça a pu se faire quand même ou pas ?

Eh non… mais on aura essayé ! (rires) Sur le moment, c’était tragique pour nous… Maintenant, on y repense avec le sourire et beaucoup de tendresse.

C’est super joli. Après, il y a des gens qui sont heureux comme ça, c’est leur équilibre aussi.

Il y a des gens qui aiment souffrir, c’est ça !

Mais pas toi et tu n’aimes pas voir les autres souffrir…

Justement, en te parlant, je me rends compte que l’écriture a toujours eu, pour moi, un pouvoir de consolation. D’ailleurs, le premier métier que j’ai voulu faire, comme beaucoup d’enfants, c’était chanteuse, mais bon ce n’était pas trop possible (rires). Après, j’ai voulu être médecin : neurologue, précisément. Ça a été très sérieux comme projet. Je voulais comprendre quels mots choisir, dans quel ordre, à quel rythme… pour soigner certaines pathologies comme la dépression, la paranoïa, la schizophrénie. Vers 12 ans, j’ai compris que ce métier n’existait pas… Du coup, j’ai opté pour des études littéraires.

Lucie Joy. Photo: Matteo Distilli Vidril (C)

Maintenant, tu écris des chansons, c’est beau. Tu donnes aux mots un pouvoir magique….

Je suis d’accord avec toi. La magie… Les runes, l’animisme, le chamanisme, la wicca, l’alchimie… Tout ça me passionne et me semble très lié à l’écriture. La magie et la parole ne sont même pas liées, en fait, elles sont indissociables. Après tout, les lettres sont des symboles qui n’ont de valeur que celle qu’on veut bien leur donner, pourtant leur impact est réel. Et les formules magiques, au fond, ce sont des mots. Je pense que les magiciennes, les magiciens, les soigneurs, les soigneuses, les poètes.ses forment une seule famille. On peut aussi écrire dans une toute autre dynamique, je n’ai rien contre ça. Tout dépend de l’intention qui génère les mots. Mais, oui, je crois qu’il y a une part de magie…

On va revenir à ton enfance et à tes premiers spectacles avec la famille. Tu mettais donc en scène ton frère et ta cousine ?

Pas les deux en même temps, parce que ma famille est séparée en deux et que les deux camps se détestent. Enfin, là, il y en a plein qui sont morts, du coup, il y a moins de guerres ! (rires) Il vaut mieux en rire, c’est la vie, chaque famille a son lot de violence et de tensions. C’est sûrement aussi pour ça que j’avais cette volonté de réconcilier tout le monde.

Et c’est passé par l’écriture ?

Elle m’a toujours obsédée… Je dis souvent : l’écriture, c’est ma meuf. Je suis tellement à fond, tellement amoureuse depuis toujours, elle me mène par le bout du nez, elle choisit où je vais habiter, qui je vais rencontrer. C’est la seule qui peut me faire passer des nuits blanches ou oublier de manger… L’écriture c’est tellement de choses. Notamment conjurer les non-dits. Très tôt j’ai développé une haine du non-dit. Ça m’a paru un des pires poisons. On peut tous souffrir du silence, du mensonge, des tabous, des secrets… Et l’écriture peut aider. Après, il y a des gens qui ne maîtrisent pas trop l’écrit, à cause de leur parcours scolaire ou personnel. Il y a des familles où, en gros, si tu apportes un livre, on se fout de toi. En ce moment je travaille dans une mission locale avec des jeunes qui ont ce genre de profil, ils disent souvent : « écrire, c’est pas pour moi ». Mon but, c’est qu’ils se rendent compte que si, s’ils le veulent, c’est pour eux, et ce qui m’intéresse, c’est ce qu’ils ont à dire, eux. On fait tomber leurs barrières. Quand je leur dis pour commencer que les fautes d’orthographe, on s’en fout – en tout cas, moi, je m’en fous, là, à ce moment là – ça les décomplexe pas mal. Ils ont des trucs passionnants à raconter et ça leur fait du bien. Pour certains c’est la première fois qu’on écoute ce qu’ils ont à dire, c’est fort. Il y a aussi des jeunes dyslexiques ou bien dont le français n’est pas la langue maternelle. Parfois, ils n’osent pas écrire, ou ils se sentent limités… Alors je leur propose de faire autrement, en enregistrant leur voix par exemple, pour qu’ils se sentent plus libres. Pas besoin d’écrire pour créer des textes. Là on revient au slam, et au fait que l’oralité a quelque chose d’encore plus accessible et puissant que l’écrit.

Ça n’a pas la même fonction. Quand tu écris tu es seul.e, peu importe quand, tu es face à toi même. Et ça n’est pas le même rapport aux mots.

Oui, j’aime beaucoup explorer ces différentes manières de créer. Je les invite eux aussi à le faire et, dans un premier temps, comme tu le dis, seul.e. Écrire c’est aussi apprivoiser sa solitude, être livré.e à soi-même, mais, du coup, se délivrer de soi-même.

Ce que vous mettiez en scène lorsque vous étiez enfants, c’était quoi ?

C’était beaucoup des petites pièces de théâtre ou des petites chansons avec des chorégraphies… C’était hyper expérimental (rires) ! Ca ne passionnait pas toujours ma cousine mais elle était là quand même ! (rires) Elle le faisait parce que c’est un ange et qu’on s’aime trop. Régulièrement, on en reparle et on est mortes de rire… Quand tu es artiste, il faut toujours avoir au moins une personne qui accepte de te suivre dans tes délires ! J’admire ces personnes capables de nous suivre inconditionnellement avec beaucoup de patience (rires).

Qui écrivait ?

Moi. En fait, j’ai toujours été beaucoup plus autrice qu’interprète.

Tu as besoin non d’épouser les mots, mais d’être les mots. Qu’ils fassent partie de toi.

Oui ! Bon, je ne veux pas énoncer des vérités sur quoi que ce soit parce que je n’en sais rien, c’est juste ce que je pense. Mais pour moi, chanter, c’est prendre la parole et donc prendre une responsabilité. Quand tu prends la parole, tu prends, donc, il faut donner, tu vois ? Il faut que perdure l’équilibre. C’est hyper important pour moi, la conscience de ce que tu viens donner. On en revient à la notion d’intention, le cœur de la magie.

« Rapports sur toi » de Baptiste Amann et Rémy Barché – Comédie de Reims (C)

Ces textes que tu écrivais à quel moment, ils sont devenus soit des chansons, soit du théâtre ? À quel moment tu t’es mise à faire du théâtre presque professionnel, comme à la Comédie de Reims ?

J’étais à la Comédie de Reims jusqu’à l’année dernière (2019). Ça continue parce que, si tout va bien, on est censés reprendre la dernière pièce de Baptiste Amann (un auteur génial) et Rémy Barché (un brillant metteur en scène). Avec la promo de la classe de la Comédie, on a eu la chance de créer cette pièce avec eux, que l’auteur a écrite pour nous (Rapports sur toi, de mon chaos est né une étoile filante). On va avoir le plaisir de la jouer une dizaine de fois la saison qui arrive, dans quatre villes en France. On y a mis, et on y mettra encore, toute notre énergie et notre cœur. On a hâte !

Quand as-tu, pour la première fois, « fini » un texte ?

J’avais 9 ans. C’était pour un concours dont nous avait parlé la maîtresse, on était obligés de participer. Et j’avais gagné… Je n’avais pas du tout confiance en moi quand j’étais petite. Enfin, là ce que je vais dire, c’est pas pour me plaindre ou me poser en victime au contraire, c’est pour expliquer ce qui m’a construite. J’étais tout simplement laide, complexée et très seule. Assez triste et tourmentée comme gamine, toujours à l’écart, en train de cogiter. Du genre à éviter la récré à tout prix. J’avais des facilités à l’école, mais c’était pas hyper valorisant, au sens où tout le monde se fout de toi quand tu es premièr.e. Surtout quand t’es moche. Si t’es jolie et première, ça passe, mais si tu plais pas aux garçons et que tu ressembles pas aux autres filles… J’ai l’impression qu’il se passe un truc dans la tête des gamin.e.s, ils pètent un câble encore plus que si t’étais juste moche. Parce que t’es moche et, en plus, tu oses l’ouvrir… Tu te permets d’exister hors du désir des autres… Y’a un truc qui ne passe pas. C’est là qu’on voit qu’il y a encore du travail au niveau du féminisme ! Encore maintenant, il y a des artistes qui font bouger ça. Par exemple, j’admire Safia Nolin. Ses chansons sont très belles, sa manière de se présenter, elle est tellement nécessaire. Peu de gens font comme ça. Je pense à Juliette aussi… C’est fort ! Dire : « Je suis moche, je gère sur la scène et tu me regardes pendant une heure. Ça va ? Ça va bien ? T’es tranquille ? (rires) Tu vois, j’ai des trucs à dire, même si tu n’as pas envie de me regarder, tu vas avoir envie de m’écouter. » Je trouve ça tellement important. Bref. Du coup, j’ai gagné un truc, c’était hyper valorisant, le petit concours d’écriture, j’avais gagné plein de cadeaux, je n’en revenais pas… Des livres, des dictionnaires, un truc de malade. Je m’étais dit : « C’est fou, j’ai juste écrit un texte, c’est-à-dire ce que je fais tout le temps et que j’aime le plus faire… Et les gens applaudissent pour ça ! » C’est juste dingue, c’est comme si tu gagnais un cadeau parce que tu avais respiré…. Du coup, de fil en aiguille, il y a eu d’autres concours d’écriture et d’autres profs qui m’ont poussée en disant « vas-y ! ». A chaque fois, c’est pas pour me la raconter, mais je gagnais… A chaque fois, je pensais que c’était du hasard, ou que j’étais la seule à avoir participé, ou que les autres avaient oublié de mettre leur adresse… J’inventais toujours des explications dont j’étais persuadée. Pourtant je continuais parce que ça me forçait à finir mes textes et ça m’aidait à avoir un peu plus confiance en moi.

Le jour où j’ai compris que ce n’était pas du hasard, c’est quand j’ai fait un concours et que je n’ai pas gagné. Ce jour-là, j’ai compris que des fois, tu ne gagnes pas. Ça veut dire : si tu ne gagnes pas, c’est qu’il y a des vrais gens qui participent. Et quand tu gagnes toi, eux ne gagnent pas ! Ca n’est donc pas seulement du hasard ou de la chance… Il y a un choix à un moment. J’ai demandé un retour à quelqu’un de l’organisation et on m’a dit : « Je ne suis pas censée te le dire, mais tu as failli gagner. Ils se sont battus, tu étais deuxième ». Et ça, ça m’a donné la niaque de participer à nouveau. De travailler mieux. L’année d’après, j’ai gagné. Peu importe en fait, ce que je trouve intéressant, c’est de dire que les échecs, c’est super important. Avec eux, tu comprends ce que ça veut dire une victoire et aussi que, quand tu gagnes, ça ne veut pas dire que tu es meilleur.e que les autres, c’est juste que ça correspond plus à ce moment-là, à ce que le jury ou le public avaient envie d’entendre ou de voir. Des fois, j’ai gagné des concours, je n’étais pas super fière de ce que j’avais fait, d’autres fois, où je n’avais pas gagné et là, j’étais fière. Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est important, je pense, très vite, quand tu es artiste, de savoir que tu vas être confronté.e aux jugements et de relativiser tous ces trucs-là.

Lucie Joy. Photo: Adrien Fouquet (C)

C’est ce qu’on dit dans le slam justement : que les meilleurs poètes ne gagnent jamais !

À fond. Ne pas confondre valeur et succès. Malgré tout, c’est vrai que, honnêtement, les victoires m’ont permis de continuer à me faire violence pour envoyer mes trucs. Dépasser les peurs, le sentiment que « ça sert à rien, ça n’en vaut pas la peine ». D’ailleurs, au début, c’était ma grand-mère qui me harcelait. Elle me forçait à envoyer mes textes ! Elle me disait : « Tu veux aller te promener ? Finis ta nouvelle, on va la poster et après on ira se promener. Sinon, on n’y va pas ! ». C’était la meilleure. Sans elle je n’osais pas, je me disais toujours « c’est trop nul… » C’est inestimable, une personne qui croit en toi et qui sait te botter les fesses ! Il doit y avoir plein de gens qui ont une tonne de choses à dire, qui sont des poètes en puissance, mais qui n’ont pas forcément la chance d’être accompagné.e.s. Voilà pourquoi c’est hyper important pour moi, quand je rencontre quelqu’un qui n’ose pas, de lui dire : « vas-y fonce, essaie des trucs, montre ce que tu fais, parle avec d’autres gens et crois en toi! » C’est aussi pour ça que j’adore animer les scènes ouvertes et les ateliers d’écriture.

« Daughters of no one » en concert. Photo : Frédéric Joyeux (C)

Tu parles de scènes ouvertes, ça nous amène au slam… À quel moment as-tu fait ton premier slam?

C’était il y a un an (mars 2019). Mon groupe de musique venait de se séparer et ce soir-là, on était censés faire une répèt’. Je ne voulais pas plonger dans la tristesse, du coup, j’avais besoin de me changer les idées… Et j’ai vu qu’il y avait une scène ouverte de poésie, au Cabasson, un lieu que j’aime beaucoup à Reims. C’est là que j’ai rencontré Slam Tribu, une association de slam à Reims. J’ai trouvé l’ambiance, les gens, wow ! D’une bienveillance et d’une fluidité rafraîchissantes. À ce moment-là, j’étais au conservatoire, à la Comédie. C’était super comme formation, mais je ressentais beaucoup le jugement. Sur… tout. Au théâtre, tu es constamment soumis au regard de l’autre. C’est un milieu où il y a beaucoup d’ouverture d’esprit, mais des fois, tu es jugé.e sur des choses, c’est dur. Bref, le slam, j’ai trouvé ça libre. Il n’y avait pas de notions de performance, de conformité implicite, de « réussir ou échouer »… Ca m’a donné envie d’essayer. Après tout, une journée où tu n’as pas fait quelque chose qui te fait flipper mais envie, c’est dommage. Allez, ça te flipper, ça te fait envie ? Vas-y. J’avais un petit texte qui traînait dans mon téléphone et je suis passée au micro pour le dire. Je ne savais pas, mais c’était des qualifications pour Slam so Poit’. Et j’ai failli me qualifier ! (rires)… Du coup, un mois plus tard, je suis arrivée avec un texte appris. Et je me suis qualifiée pour le Grand Slam National, le tournoi à Paris ! Au GSN, j’ai appris plein de choses, j’ai découvert plein de poète.sse.s. Ce qui est génial, c’est que tu les écoutes passer et tu apprends énormément, c’est super inspirant, mais aussi tu les rencontres. Et ça c’est extrêmement précieux… D’un coup, l’écriture, qui avait forgé ma solitude, est devenue la clé pour entrer dans une tribu, une famille. Vive le slam ! (rires)

Qu’est-ce que ça t’apporte en particulier ?

Déjà, comme je te disais, les rencontres. C’est magnifique. Ensuite, au niveau artistique, le fait de savoir qu’à la fin, ton texte, tu vas vraiment le donner à quelqu’un. Il va être écouté. Parce que quand tu écris de la poésie, ou même des romans et des nouvelles, tu es rarement lu.e finalement ! Vers 18-20 ans j’avais créé une petite communauté en ligne pour les poètes isolés, pour échanger et se soutenir… Je viens de la campagne, je sais ce que ça fait d’être seul.e avec sa passion. On a tou.te.s besoin de se sentir relié.e.s et compris.es. Après, pour ce qui est de l’écrit, même quand on me lit, ça me fait très bizarre. D’un coup, ce que j’ai produit, ça m’échappe. Aucune idée de ce qui se passe entre le texte et qui le lit. C’est un partage à l’aveugle, un peu. Et là, au slam, face to face, tu sais que, tu vas être devant les gens pendant quelques minutes, tu vas vraiment leur donner ce truc-là, ces mots-là et un truc va se passer. Du coup, tu n’écris pas – je trouve- pas du même endroit. Toujours cette priorité à l’intention. J’ai l’impression que le slam me fait grandir.

Tu continues d’ailleurs à slamer ?

Ah oui, là c’est terminé… Je suis tombée dedans! (rires)

Autoportrait avec les carpes d’Azrou, Maroc (2018)

Tu réussis à rendre ça compatible avec ton itinérance? Parce que tu te balades beaucoup… C’est pas un problème ?

Franchement, Non, au contraire ! Justement, le slam, c’est une grande communauté. Aux tournois, tu rencontres des poètes qui viennent de toute la France. Tu te fais des ami.e.s qui vivent parfois loin… que tu reverras! Dernièrement, j’ai eu le plaisir d’être invitée à Paris par Gingko et Oto, deux magnifique poètes, pour une scène ouverte de la Fédération Des Poètes. Ils m’ont proposé de venir chanter quelques chansons là-bas. C’était génial ! L’effervescence artistique, le nombre de gens passionnants qu’il y a là-dedans, qui font des propositions tellement uniques et variés. C’est impressionnant. Tu dis : « Wow ! mais, je veux vivre ça tous les soirs, c’est énorme ! » C’est ça qui me donne envie d’aller plus souvent à Paris.

Donc, là, on a parlé du slam, mais il va falloir quand même qu’on parle du théâtre et de la chanson. On commence par quoi ?

Le théâtre… parce que c’est venu juste après l’écriture. J’ai commenté à prendre des cours à 9 ans, parce que, justement, comme je n’avais pas confiance en moi, ma mère s’est dit : « Il faut faire un truc pour cette gamine, on va essayer le théâtre ». Ca m’a fait beaucoup de bien. Je raffolais des rôles comiques, parce que, comme on se moquait beaucoup de moi, j’avais honte et d’un coup le ridicule devenait un superpouvoir. Ça n’était plus humiliant, c’était valorisant de faire rire les autres. C’est un dénominateur commun à pas mal d’humoristes, je crois. D’un coup, mon corps n’était plus un fardeau, mais un outil. J’étais grosse, c’était marrant. Du coup, autant s’en servir. Ca faisait que je bougeais différemment, j’avais de la force, c’était un truc qui était avec moi et non plus contre moi. Ca a été tellement libérateur ! D’habitude, je détestais qu’on me voie, qu’on me regarde, je ne supportais pas ça. Je m’habillais tout le temps avec des vêtements pas à ma taille et tout noirs. Sur scène, ça n’était plus moi qu’on regardait, c’était le personnage. Et donc, j’étais libre dans mon corps. Le théâtre, c’est tellement bien pour ça ! Tu te rends compte que tu ne subis plus rien. Tu agis. C’est le début d’une prise de conscience politique !

Fashion Victims, pièce écrite et mise en scène par Lucie Joy (2019) (C)

C’est beau comment tu en parles. Là, tu n’écrivais pas des textes, tu les interprétais, évidemment ?

À cet âge-là, oui. Mais, j’ai écrit ma première pièce à 15 ans pour le groupe d’ados avec qui je faisais du théâtre. Comme le prof ne savait pas trop quoi nous faire travailler, je m’étais dit « je vais écrire une pièce et lui proposer… ». Ils nous ont laissé faire, on l’a mise en scène et on a bien rigolé. Déjà à l’époque, j’aimais beaucoup l’impro. J’avais écrit la structure, mais je voulais que les acteurs testent ce dont ils avaient envie pour ensuite écrire les personnages à partir de ça. Et, plus récemment, Les Bretelles, je l’ai mise en scène en 2018, à la Comédie, avec la promo de la classe. Le directeur du théâtre, Ludovic Lagarde, m’avait laissé carte blanche et toute l’équipe m’a fait confiance. On avait des techniciens lumière, son, régie… C’était génial. Je n’en reviens toujours pas !

Et ça s’est bien passé ?

Très très bien.

Ca te donne envie de quoi, en fait, tout ça ?

De vivre ! Et de continuer à travailler, à oser, à expérimenter.

Excellente réponse… Ca te donne envie d’aller où, en tant qu’artiste ?

Bonne question… J’ai toujours été trimbalée à droite à gauche, et toujours un peu tiraillée dans mon cœur. Du coup, j’ai tendance à ne pas savoir choisir. Enfin, en tout cas, savoir choisir si, mais jamais une seule chose. Le théâtre a été ma priorité, longtemps. Ça ne l’est plus aujourd’hui. Je ne veux pas faire la meuf qui fait du drama en disant « ça m’a sauvé la vie », mais clairement, franchement, s’il n’y avait pas eu ça, je ne serais pas en train de te parler… Bon, il n’est pas question d’arrêter, je sais que j’y reviendrai. Mais je m’en suis un peu éloignée ces derniers temps. J’avais besoin de vivre d’autres choses, de fréquenter d’autres milieux. Je me sens plus à ma place en ce moment avec la musique et le slam. Aussi, tu ne t’adresses pas aux mêmes personnes et ça c’est essentiel pour moi. Quand j’écris une pièce, elle peut se jouer hors des théâtres, parce que, on ne va pas se mentir : qui va au théâtre? Et voilà. Je viens d’une famille où personne n’y va jamais. Ils n’ont pas l’argent, ils ne sont pas au bon endroit pour ça… Mais aussi, ils n’osent pas y aller parce qu’ils ont peur de se sentir cons et de ne pas comprendre. Et c’est quand même fou. Tout ça pour dire que je trouve hyper courageux de la part des gens de continuer à faire du théâtre à se battre, avec engagement et exigence, en se servant des institutions. Personnellement, pour le moment en tout cas, je sens que ce n’est pas tout à fait ma place. Ce que j’adore, c’est que mes chansons, mes slams, je les trimbale partout où je vais ! Comme quand j’ai joué dans la rue et dans des cafés à Montréal, New Orleans ou Xochimilco (Mexique). À n’importe qui, n’importe quand, tu peux chanter une chanson ou dire un poème : tu ne vas pas les perdre en fait. Et puis, tu ne peux pas te faire virer. Il n’y aura pas de coupe budgétaire qui t’empêche de jouer. C’est une sacrée liberté et j’y tiens.

Lucie Joy sur la route au Mexique (2019) Photo: Alejandra Garcia (C)

Justement, on en arrive à la chanson. Entre temps, tu avais commencé à écrire des chansons et si je vois bien, plutôt en Anglais…

Oui, l’EP que je viens de sortir, « On The Run », est en anglais. Parce que, pendant très longtemps, j’ai écrit surtout en anglais. En tous cas les chansons. J’adorais cette langue… Ça c’est encore une autre histoire. Mon père, en fait, n’a jamais habité avec moi. Il est maniaco-dépressif, ce qui implique des périodes où il « hiberne »: tout le submerge et il ne peut plus rien supporter. Mes parents se sont séparés quand j’avais un an et il a toujours habité loin, donc on ne se parlait pas beaucoup, on se connaissait pas beaucoup, même… On avait quand même d’assez bons rapports, il essayait de m’appeler de temps en temps. Mais je ne savais pas grand-chose de lui. Ce que je savais c’est qu’il avait ces problèmes et, accessoirement, qu’il aimait beaucoup l’Anglais. Je sais pas pourquoi, ça m’a marquée. Il avait un peu vécu aux Etats-Unis. Du coup, je pense que j’ai voulu apprendre l’anglais, parce que dans ma tête, c’était la langue de mon père et que si je savais la parler, je pourrais communiquer avec lui. Comme un code secret inventé par deux amis. Tout ça pour dire que l’anglais, pour moi c’est important. Je le dis parce que plein de gens ne le savent pas et me l’ont reproché, comme une fuite ou une forme de conformisme. Mais non, ça a toujours été un rapport personnel justement, une langue paternelle quelque part. Après il y a bien sûr aussi le fait que c’est beaucoup plus facile de parler de certaines choses dans une langue qui n’est pas celle où tu penses. Et comme j’ai tendance à beaucoup trop cogiter… Le Français était la langue où je réfléchissais et l’anglais, celle où je ressentais. Du coup, c’était hyper libérateur de pouvoir écrire et chanter en anglais.

Lucie Joy. Clip « On The Run ». Réal.: Lucie Joy et Romain Logeart

Ca m’a amené à aller à Londres. La première fois, j’avais 16 ans. Je suis partie pendant deux semaines, toute seule. C’est là que j’ai fait ma première scène ouverte de chanson. En fait, c’est la même histoire que le slam : je n’y étais pas allée pour jouer, mais je me suis laissée embarquée (rires). Au passage, merci à tous les gens qui m’ont botté le cul dans la vie pour me faire surmonter la timidité ! Je me souviens du sourire des gens ce soir-là. Ils ont fait : « come on frenchy, sure you’ll sing! ». Et du coup, je suis montée sur scène toute tremblante, impressionnée. Je me cachais derrière mes cheveux… Bref, tout ça pour dire, moment émotion. J’avais chanté une chanson « Hurt », la version de Johnny Cash, et ils avaient tous sorti leur briquet. C’est tout bête mais ce moment a été magique, je n’oublierai jamais les gens dans ce petit bar à Londres. Quelques jours plus tard, j’ai eu un souci. J’avais acheté des cadeaux pour tout le monde… et je n’avais plus de sous (rires). En même temps, j’étais trop contente, j’étais à l’étranger, je voulais ramener des cadeaux à tout le monde !… Bon mais j’avais faim, il me fallait des sous. Et dans le métro, un inconnu m’a vue avec ma guitare et m’a dit : « Tu joues dans la rue ? » Je lui dis non, il me dit « Tu devrais, essaie, ça paie ! ». Je n’y croyais pas, mais toujours la même histoire : ça te fait envie, ça te fait flipper ? Vas-y ! (rires). Et le pire… C’est que ça a trop bien marché. Et là je me suis dit, c’est dingue ! Tu te casses les pieds à donner des cours particuliers, où tu gagnes 10 euros pour 2h de boulot et là, tu joues de la guitare dans un parc, tu gagnes beaucoup plus d’argent, en plus tu rencontres plein de gens et c’est fascinant. J’adore jouer dans la rue, je trouve ça dingue, ce qu’il se passe.

Aussi bien en théâtre comme tu le disais… Pour tout quoi…

Oui. L’art de rue c’est magique, tous ceux qui veulent le prendre, tu le leur donnes. Surtout, il y a un truc qui est inestimable : les enfants. Ils sont toujours réceptifs. C’est trop drôle d’observer comment les parents souvent, ils sont pressés, ils savent où ils veulent aller, et les enfants, eux, ils te voient et soudain c’est le coup de foudre. Ils tirent leurs parents et après, ils les agressent pour qu’ils donnent des sous, c’est trop drôle. En même temps c’est pas seulement drôle, c’est d’une grande sagesse je trouve. Savoir s’arrêter pour se laisser toucher.

Compagnie « Les Ecumeurs de Rêves ». Photo Pauline Leboulanger (C)

On revient à la chanson : d’abord tu as pris ta guitare en Angleterre, tu as repris « Hurt ». Et après, tes chansons, la musique, c’est quoi, c’est comment ?

Je suis retournée à Londres, deux ans plus tard, j’avais 18 ans. J’avais embarqué une copine avec moi, Mélodie. Elle chante aussi, j’adore ce qu’elle fait, elle est super cette fille. Là, pour le coup, on était venues pour chanter. On est allées à une scène ouverte, qui malheureusement, n’existe plus, mais elle était vraiment géniale. Et là, j’ai chanté une de mes chansons. « From Fire », qui se retrouve… sur mon EP qui vient de sortir ! Une survivante (rires). C’est une chanson où je mets toute ma force. C’est pas rien la première fois que tu vas sur une scène, que tu chantes un truc que t’as écrit et en plus… tu sais qu’on va te comprendre. Parce que d’habitude, si tu chantes dans une soirée, pour des copains, pour la famille, ça va, ils ne comprennent pas, vu que c’est en anglais… Quelque part, c’est bien pratique (rires) Et là, d’un coup, les gens comprenaient. En plus, cette chanson parle de résilience, comment on se remet d’un trauma. Et c’est fort, quand tu ressens que les gens comprennent ce truc-là, que chacun le prend pour soi. Toi, t’es là, tu as 18 ans… et tout le monde se tait d’un coup pour t’écouter. C’est fou. J’avais l’impression que ma chanson, c’était une espèce de déclaration d’amour que chacun pouvait prendre pour soi. Et moi, ça me faisait trop de bien de partager ça… Ca a duré quelques minutes, mais ça a été fort. Ensuite, des gens sont venus me parler, ils avaient joué des morceaux géniaux et ils sont venus me dire des trucs incroyables, que je n’ai jamais oubliés depuis. On a bu des coups ensemble, c’était trop drôle. Et là, je me suis dit : peut-être quand même qu’il faudrait oser. Oser toujours un peu plus. Parce que voilà, ce que je disais pas tout à l’heure, c’est que pendant très longtemps, j’avais besoin du théâtre, de la musique, mais j’osais pas du tout considérer ça comme un chemin professionnel. Je pensais que c’était mort pour moi. Parce que pas le bon milieu social, pas le bon physique. Je me suis longtemps empêchée de désirer ce que je croyais m’être interdit. À l’époque j’avais intériorisé : « si tu n’es pas canon, t’as pas le droit d’être sur une scène ». Je pensais ça. Maintenant, je sais que c’est faux, mais, il y a 15 ans, c’était un peu moins facile. Bien sûr, ce que tu as à dire est beaucoup plus important que ce à quoi tu ressembles. Ça vaut le coup de se faire violence, même si c’est dur d’affronter le regard de l’autre et de prendre le risque d’être regardée, ça vaut le coup parce que c’est la seule manière d’être entendue.

Premier EP de Lucie Joy : On The Run. Disponible ici

Donc, de fil en aiguille, tu as continué. Tu en es où par rapport à la chanson?

Là, je suis un peu à 2000%. Mon premier EP vient de sortir, le fruit de la rencontre avec mon coéquipier Victor Doyen, « le magicien des sons ». C’est vraiment une belle histoire. Un jour, il m’a proposé d’enregistrer un truc avec lui pour tester, pour voir ce que ça donnait si on faisait de la musique ensemble. On devait juste faire un morceau, comme ça, et on a tellement kiffé travailler ensemble, ça nous a inspirés et voilà, on a décidé de faire cet EP avec 4 chansons, une chanson par élément (eau, terre, air, feu). Poser les bases quoi ! On s’est bien éclatés, on a essayé de matérialiser d’une manière sonore, chaque élément. Par exemple, pour la chanson de l’eau, j’ai fait des percussions dans un saladier rempli d’eau et l’eau était un peu la peau du tambour… des trucs comme ça. On y est allés à l’instinct, complètement libres, dans l’enthousiasme et la confiance mutuelle. C’est un pur bonheur de travailler comme ça! En ce moment, je travaille sur le prochain disque, qui sera en français justement. Eh oui, maintenant j’écris en français ! (rires)

Victor Doyen et Lucie Joy en studio (2020) (C)

Ah oui ?

J’aime toujours l’anglais, mais j’avoue, j’en ai eu assez qu’on me dise « tu as une jolie voix mais je n’ai rien compris! ». Parce que, clairement, je ne chante pas pour faire joli, je chante pour dire ce que j’ai à dire. Ce qui m’a fait revenir au Français, c’est paradoxalement quand j’ai quitté la France pour trois mois. Le fait de me retrouver hors de ma langue natale, au Mexique, notamment, ça a été assez dur parce que je ne parlais pas espagnol au début. J’ai vraiment bataillé. Mais j’en suis ravie. De ce fait, les moments où j’écoutais des chansons en français, ou bien quand je parlais avec des gens en français, c’était une bouffée d’air. D’un coup, je sentais la puissance de la précision, de la richesse du vocabulaire, des sous-entendus, de l’humour… Et là, j’ai compris que, même si ça me passionne d’apprendre d’autres langues, il y a quelque chose d’irremplaçable dans la langue maternelle.

Excuse-moi de te poser la question, mais du coup, ton père ? Il a écouté les chansons en Anglais et tout ?

Ouais, un peu. On se parle. Pas de drama sur ça. Il y a plein de gens dont les parents sont séparés. Moi, je pense plus que vraiment, ce qui est dur, c’est d’avoir des parents malheureux. Ce qui a été dur pour moi, plus que le fait qu’il ne soit pas là, c’est le fait qu’il aille aussi mal. Tu te sens impuissant. En fait, j’ai pris le nom Lucie Joy parce que j’ai l’impression que si j’ai bien une chose à faire, c’est de résister à la tristesse.

C’est bien ! Donc, il a écouté les chansons. Et qu’est-ce que ça lui a fait, le fait que tu chantes en anglais, que tu parles de bienveillance… Il t’a fait un retour là-dessus?

Pas trop, non. Pas trop. Mais tu vois, une des dernières chansons que j’ai écrite, « Un moment », je l’ai écrite en pensant à lui. C’est une chanson qui parle de, disons, l’hibernation de l’être humain. Quand tu es en dépression, notamment dans son cas, parce que la maniaco-dépression, ça fait alterner la personne entre des phases de dépression et des phases de « manie », où, là, l’énergie est à fond. Et cette chanson dit : « un moment moi j’irai sous terre, juste un court séjour en enfer. Mais je sais que je reviendrai, si tu m’attends un peu, juste un peu je promets… » J’ai écrit la chanson comme si c’était lui qui parlait. Ou plutôt, n’importe quel personne dépressif.ve s’adressant à son enfant… C’est sans doute ce que j’aurais aimé entendre plus jeune. Mais justement, l’écrire, ça m’a rendue adulte. Je l’ai écrite à la fois pour ceux qui ont vécu ça avec leurs parents, pour ces parents pour qui c’est dur aussi de pas trouver les mots pour parler de ce qu’ils vivent, et puis c’est une manière de dire à mon père : « Maintenant, je suis capable de le dire moi-même, donc tu n’as plus à t’en vouloir de ne pas avoir su me le dire. Pas de problème. Je te libère de tes obligations, de tes défaites, il y a plus de défaite, puisque c’est bon, j’ai trouvé par moi-même. » C’est une manière de remercier, dans les deux sens du terme. Ça fait du bien. Finalement, le gouffre laissé par l’absence laisse la place à ce que tu te construises toi-même.

C’est très beau, vraiment très beau.

Après, je ne fais de leçon à personne, ce n’est que mon histoire.

Donc, là, tu es en train de travailler sur cet album qui lui sera intégralement en français.

Eh oui ! A priori…

Et que tu prévois pour quand ?

Lucie Joy en concert (2019) Photo: Geoffrey Billet (C)

En ce moment c’est dur de prévoir, mais j’ai confiance. J’ai eu tellement de chance depuis le début ! La vie n’a rien de logique ou de rationnel. Donc aucun élan n’est trop fou. Par exemple avec Victor, on s’est parlés et hop, direct on a enregistré un EP ensemble. C’était très fluide et naturel. Ça nous a demandé du travail, oui, mais jamais on ne s’est forcés. Et on a appris énormément en faisant ce disque. On est clairement plus les mêmes aujourd’hui ! Pour le prochain, on a déjà enregistré deux titres. On continue à chercher, à travailler, à échanger. Pour l’instant, j’écris, je compose… De belles collaborations et de belles expériences se profilent, j’ai hâte. On a tou.te.s du pain sur la planche avec ce qui arrive et ce qui s’annonce, c’est vertigineux mais ça nous rappelle à l’essentiel. Et pour moi, tenter de trouver les mots, c’est essentiel.

Un mot de conclusion pour refermer ce chapitre avant le nouveau chapitre ?

Oui, une phrase de Patrice Chéreau : « Je dis que l’avenir, c’est du désir, pas de la peur »… et aussi : Merci !

Merci à toi.

Propos recueillis par #PG9

Lucie Joy. Photo: Léa Sarlet (C)

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[PS] Puisque Lucie aime écrire (et le fait si bien!), si vous cherchez quelqu’un pour écrire des chansons, des textes… envoyez lui donc un message à l’adresse suivante: contact@luciejoy.com

Propos recueillis par Philippe Guihéneuf pour Culture Etc.

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